
« l’errance est pourvoyeuse de surprises
le corps d’un sarcophage de mémoires endormies
des reptiles en digestion y dorment d’un sommeil de mille ans
y naviguent des désirs de fraternité »
La saison n’est guère propice aux vagabondages physiques, certes, mais elle l’est – pour qui veut s’éloigner un temps de la lourdeur de l’époque – aux déambulations intérieures. ‘Naître ici’, s’avère être le compagnon idéal pour une échappée belle poétique par-delà (mais oui : soyons fous !) les frontières. ‘Fraternité’ : le mot est lâché. Il correspond bien à ce recueil dense et généreux publié aux éditions Bruno Doucey.
« un repas vous attend / vous devez avoir très faim, / même repus goûtez à l’offrande / que l’on vous tend / une politesse / chez les peuples de la mer » (‘Du thé pour le passant’)
De l’archipel de l’enfance à l’asphalte hexagonale de l’âge adulte, de la mémoire insulaire pleine des rêves ancestraux, des espoirs conquérants (« la mer promet l’ailleurs / avec ses horizons tâches d’orange ») au gouffre infernal de l’indifférence : l’épopée du poète est autant personnelle que commune, aussi enchantée que douloureuse; nécessaire. « que c’est bon de revenir / dans cette paix de l’âme / pétaudière / en sursis »
Nassuf Djailani, journaliste, écrivain (‘L’irrésistible nécessité de mordre dans une mangue’, ‘Comorian Vertigo’,…) poète (‘Spirale’, ‘Haisoratra’,…), dramaturge (‘Les balbutiements d’une louve’, ‘Se résoudre à filer vers le Sud’,…), créateur de la revue ‘PROJECT-îles’, est né à Mayotte, région et département français. L’œuvre féconde et de haute portée sociale de l’intellectuel est habitée par le désir d’interroger l’identité mahoraise, fortement influencée par les îles Comores voisines et par ses relations compliquées avec la métropole (« et l’Europe aime savoir que son extension / va jusque dans ce Sud-là / où vacarme une Marseillaise en juillet »). À Mayotte, 95% de la population pratiquent un Islam tolérant, la société est imprégnée de matriarcat (la transmission des biens se fait de manière matrilinéaire encore) et les 12.000km qui séparent Grande-Terre et Petite-Terre de Paris sont évidents.
« larges ruelles tortueuses / des jeux d’enfants trahissent le silence / au seuil des portes-fenêtres / les femmes rapiècent le quotidien »
Ancienne colonie, le territoire d’Outre-Mer est à l’image du volcan sous-marin apparu récemment au large de son lagon : imprévisible, au bord de l’éruption. Département le plus pauvre de France, subissant de plein fouet la crise migratoire actuelle (« l’île est un théâtre / où les cow-boys / jouent aux mauvais acteurs / avec des chasses à l’homme / en rupture de chair ») et un taux de chômage exponentiel, Mayotte chancelle (comme le reste du monde, mais peut-être plus violemment encore), se sentant belle abandonnée, écartelée indécise fatiguée des injustices, « en quête d’aube ».
« Ni rire, ni pleurer, mais comprendre. », écrit Nassuf Djailani.
« l’île est du départ / et de la chute / le flambeau un poème / ensorcelé dans la danse du vent »
L’exil, le déracinement ou la survie : sont-ce là les seuls choix offerts à présent aux Mahorais ?

« quelle vérité portent ces récits qui s’égrènent ?/ la pluie est drue ce matin / sur la ville endolorie / les vagues viennent mourir / sur la baie / celle de Chiconi / donne sur l’îlot / l’îlot de Sada / avec ses mystères / dessus résident ces ailleurs / que l’on conte / en chuchotant »
Quel crédit accorder désormais aux fables et aux récits, même murmurés près du feu au son subtil de la valiha ? Quelle promesse d’ailleurs alors que le Nord se barricade, condamne les infortunés apatrides, qu’« au fond / d’un paletot rance / moisit / un mot de passe / oublié / des chancelleries / le passeport / n’ouvrira plus aucune porte / des cœurs verrouillés » ?
« par les rues / des yeux absents / offrent une vie stagnée / narguent les caries qui creusent des réduits / dans une dentition bicarbonatée / nicotine inhalée dans ce quotidien de braise / arrache des rires gras d’une gorge caverneuse / la douche pluvieuse / est une fête / dans cette cuvette en fusion »
« La fatigue hélas rampe »
Les fulgurances de ‘Naître ici’ sont autant d’invitations à entrer dans une chorégraphie voulue par les strophes ensorcelantes de Nassuf Djailani, ni chigoma traditionnel ni spasmes épileptiques revanchards : le rythme naît du métissage des réminiscences (reptiles millénaires en digestion), du regard posé de l’homme bienveillant mais pas dupe, et de l’optimisme du père-passeur, aussi, protecteur ému conscient de l’héritage qu’il porte.
« l’arbre étend ses bras / comme des poussées d’îles / avec une fraternité chaînée en archipel / des ramifications souterraines / constellées de l’enfance /la richesse se calfeutre / au lieu de se donner »
L’ouvrage est d’ailleurs dédié à ses « petites fées » et s’ouvre par le magnifique « 26 lettres pour un sourire« . L’anecdote n’en est pas une tant le désir de transmission, l’encouragement à la lecture de la complexité (de Mayotte, du monde, de l’âme humaine), à son apprentissage, sont évidents.
« quand un jour / reviendra un fils / nommer la hideur de nos plaies / se répandra sur la béance de nos tourments / une brise agréable sur nos plaies à vif »
Naître ici, naître là-bas, au hasard des frontières : ceci ne change rien à notre humanité mais beaucoup à notre histoire, à nos possibles. Pour fraterniser il faut comprendre : mais l’époque, vous le savez, est brutalement paresseuse, violemment médiocre. Les poètes, encore, enfants de la lune, résistent.
« « Il nous faut arracher la joie / aux jours qui filent » / car sous nos latitudes / il n’y a plus que les balles / qui couvrent la nuit / de ce rire diabolique / coincé / dans un gosier de bègue »
Le découragement le guette, le poète aux yeux ouverts, bien souvent.
« sur la terre des parias / la mer épelle le départ ajourné / les désirs tournoient / dans l’orifice du soleil / brûlent les pas / sur les chemins escarpés / tombent les libellules / à mesure que se consume / l’encens de nos malheurs »
Mais une vision d’avenir, soudain…
« j’assois ce bout de réel / sur mes genoux las / beauté éblouissante / que je dévore du regard »

‘Naître ici’ se divise en cinq parties dont il faut citer les titres, tant ils sont déjà en eux-mêmes une invitation : ‘L’enfance est une île’, suivie de ‘L’île qui marche’, puis de ‘Conversations avec le chat par une nuit étoilée’, ‘Quatrains pour que luise la nuit’ et enfin ‘Irruption’. Le recueil se termine par un hommage au poète de la mer : ‘Épître à Saint-John Perse pour saluer la mer’ (« sur le pont et dans la cale / des hommes agglutinés / s’entassent / l’horizon est un voile sur l’infini / le bétail va à la mer / comme on s’abandonne au sommeil »).
D’où vient le charme fou de ce recueil ? De sa langue bien entendu, de l’absence de postures, des mots assurés, fluides, mais qui ne disent pas tout, comme retenus par la volonté du poète de ne pas céder à la colère, qui l’habite pourtant (la lutte intérieure, la tension, est palpable), porté par son désir de transmission du beau (de l’île, des rencontres), par sa volonté de montrer le réel, rêche, mais également d’indiquer le secret, le magique insulaire. D’instruire sans le dire, d’éclairer les consciences. Celles de ses « fées», oui, mais celle du lecteur aussi par la même occasion. Lecteur qui ne peut que se laisser emporter, accepter la main solide et fraternelle.
« Prendre parole avec la mémoire des vaincus vain espoir d’une littérature noyée dans l’océan du nombril les puissants se répandent dans la fumée qu’ils exhalent la parole est sacrilège parmi tant de sujets interdits et si le poème se faisait don avant de disparaître ? »
— ‘Naître ici’, Nassuf Djailani, ed. Bruno Doucey —
* Voir également ‘Mayotte, l’âme d’une île’ : la France aux 1000 visages. L’île hippocampe en majesté (Nassuf Djailani / Thierry Cron)
* retrouvez la revue dirigée par Nassuf Djailani ‘PROJECT-îles’ sur FB
* les photos d’illustration de Mayotte sont de Thierry Cron. Son site
Novembre 2020 : ‘Naître ici’ vient d’être récompensé par le Prix Littéraire FETKANN ! Maryse Condé poésie

Article également publié sur Médiapart et sur la revue Terre à Ciel
Comment donner envie / Une mangue verte / Un feuillet que caresse la brise / Des lignes, de ci / Porte fermée, de là
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