‘La mer Noire dans les Grands Lacs’, d’Annie Lulu : réparer le silence

Ernest Breleur - sans titre - série L'origine du monde (feutre sur papier, 32x40 cm, 2013) Courtoisie Maëlle Galerie © Jean-Luc de Laguarigue
Ernest Breleur – sans titre – série L’origine du monde (feutre sur papier, 32×40 cm, 2013) Courtoisie Maëlle Galerie © Jean-Luc de Laguarigue

        « Des femmes vont t’aimer, vont te vouloir, te désirer dans leur nuit, puis te mentir, t’humilier, t’injurier en public, être elles-mêmes, ou tout simplement te faire vraiment confiance et te chérir, et peut-être que tu ne le supporteras pas. S’il te plaît, fais attention. N’impose jamais à personne ce que j’ai connu avec cet homme. Perdre son sourire, c’est perdre le seul trésor qu’il nous reste quand on n’a rien à offrir à tous ses enfants futurs. C’était la seule chose un peu belle que je pouvais te donner et dont tu aurais pu être certain, rien qu’en regardant dans les yeux de ta mère. Et ça n’existe plus. » 


Oreilles attentives au sein de la matrice, avant le monde, à l’écoute des conseils, des mises en garde. Une femme née deux fois se présente à son enfant pas encore paru. Monologue d’une mère à l’avenir, par définition incertain mais déjà héritier, chuchotements à l’aube des traversées. Symbole de l’oralité liante, monologue offert, confidences contées en swahili ou dans la langue d’Eminescu peut-être mais présentées en français pour permettre au lecteur de s’immiscer, sans déranger, s’installer proche du ventre plein, assis là sur la terre africaine, prêt à suivre la narratrice dans le récit-partage de sa quête mémorielle, de ses allers et venues temporels. Remonter les affluents d’une vie – rien de moins – les uns après les autres, à la recherche de la jonction improbable entre la mer Noire et les Grands Lacs africains. Entre la Roumanie et le Congo.

« On a failli disparaître. Par le meurtre, l’exploitation des autochtones, jusqu’à ce qu’on construise un paradis de sang sur terre, après quoi ils n’auraient plus besoin de nous. C’est une blessure que tu entendras suinter beaucoup ici. »

Ernest Breleur - sans titre - série L'origine du monde (feutre sur papier, 32x40 cm, 2013) Courtoisie Maëlle Galerie © Jean-Luc de Laguarigue
Ernest Breleur – sans titre – série L’origine du monde (feutre sur papier, 32×40 cm, 2013) Courtoisie Maëlle Galerie © Jean-Luc de Laguarigue

Les plaies à vif de la colonisation, les ombres du ‘Papa Maréchal’ Mobutu, du ‘Danube de la Pensée’ Ceaușescu, celles des pillards européens de l’Afrique, mains coupées-trophées et caoutchouc sang, roi boucher-génocidaire belge Léopold II en tête, peuvent bien apparaître en filigrane, rappeler leur néfaste influence tourbillons furieux sur le cours du monde et de l’intime, elles n’interrompront plus la parole. L’Histoire, la sombre, toile de fond tendue par Annie Lulu dans ce premier roman flamboyant pour rappeler à chacun qu’aucun ne peut certes prétendre s’en extraire mais peut tout de même choisir, avancer et faire. Ceux qui s’enfermeront dans les identités statiques disparaîtront du récit ou ne ressortiront pas des geôles : la mise en garde est lancée. ‘La mer Noire dans les Grands Lacs’ : roman de l’action, roman sartrien, roman sur l’identité mais qui se méfie de l’identitaire.

« Ne t’attends pas à trouver ici un autre mouvement que le balancement d’un corps toujours sur le point de renoncer, avec toi qui grandis dedans. Ne cherche nulle part autre chose que la cadence moribonde des fruits aux larmes sèches que je te partage. Il n’y a nulle part un taillis de perles pour t’accueillir dans la fusion joyeuse, nulle part l’ombre bienveillante d’un arbre à repentance, tu nais au vent humide de vouloir tout recommencer. »

Une mère, Nili, se présente à son fils pas encore happé par les rapides du monde. Elle lui livre sa mémoire non pour en faire le garant d’une immortalité illusoire et nombriliste, le porteur du fardeau trop lourd de la vie des autres, mais pour chasser les silences poison qui gâchent le précieux temps, unique. Aparté poétique et libératrice aussi, comme pour remettre de l’ordre dans sa course identitaire échevelée. Il saura tout, son enfant : pourquoi il est là, à la confluence de cent courants, paré pour choisir et vivre son existence. Ni la couleur de sa peau ni son passeport ne le définiront, certains essaieront bien sûr, du côté du « monde pourri » surtout, celui-là qui se proclame cœur de tout et désigne d’autorité les périphéries mais il saura, lui le fils, il saura réagir, éviter les cases en fer forgé, les grands mots piégés bien trop larges, rendu clairvoyant par ces confidences d’avant le monde. Il connaîtra le chemin qui a mené sa mère (fille d’une universitaire roumaine intransigeante et d’un étudiant zaïrois reparti des Balkans après la révolution de 89) des rues couvertes des portraits du Conducător aux rives fertiles du lac Kivu. Il connaîtra les luttes politiques de son père Kimia Yamba comme l’ennui parisien, le ressenti du dor (« état indescriptible de nostalgie triste et douce que chaque Roumain ne connaît que trop ») comme le sentiment de force éprouvé par sa mère aux pieds du Nyiragongo, loin si loin des Carpates. Jamais Nili, elle en est persuadée, ne reproduira les erreurs d’Elena, ne façonnera son enfant en réaction à ses regrets et ses obsessions. L’avenir dira, car comment prévoir la trajectoire des recommencements ?

Ernest Breleur - sans titre - série L'origine du monde (feutre sur papier, 110x70 cm, 2013) Courtoisie Maëlle Galerie © Jean-Luc de Laguarigue
Ernest Breleur – sans titre – série L’origine du monde (feutre sur papier, 110×70 cm, 2013) Courtoisie Maëlle Galerie © Jean-Luc de Laguarigue

« Ma mère, Elena Abramivici, elle a eu honte de moi toute ma vie. » Du coton dans les oreilles pour ne pas entendre sur les trottoirs les « Oh, tu as vu, regarde, une mulâtresse ! » et autres « Maman, regarde le singe ! », les lettres du père jamais transmises, amputation brutale d’une moitié d’elle-même : cette fille qui a de justesse échappé à l’infanticide sera une intellectuelle comme sa mère sinon juste un embarras. « Elle m’a dit : « Nili, je m’en fous que tu deviennes jolie, tu feras ce que tu veux à te trémousser partout, mais tu feras ta thèse, je peux pas être la mère d’une conne […] Un jour où tu lis pas, c’est un jour merdique que t’as gâché pour rien. Et tu crois que t’en vivras combien des jours en tout dans ta vie, Nili ? Tu veux gâcher ta vie, c’est ça ? » Métisse dans une société raciste pas encore relevée de la dictature, Nili fait de sa différence, de son étrangeté dans le regard des autres, une fierté qui la sauvera. Elle se spécialise en « littérature noire » sous l’œil très Securitate de son inflexible mère. Mais ni James Baldwin ni Frantz Fanon ne combleront la faille créée par l’absence d’Exaucé Makasi Motembe, ce père inconnu qui la hante. « J’aurais dû te noyer quand t’es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique », seule réponse mauvaise à ses interrogations, condamnation à n’être qu’une moitié de soi ad vitam aeternam. Une escale à Paris, le temps de briser son coeur, puis la jeune femme de vingt-cinq ans prendra la route pour Kinshasa, lancée sur la piste de ses racines africaines. Le lecteur suit au plus près la métamorphose de l’héroïne tandis que l’auteure funambule interroge avec délicatesse la notion d’identité. Quelle place accorder aux bagages confiés à chacun à la naissance, comment se définir sinon que par ses seuls actes ? Quelle part notre héritage, les histoires multiples qui nous traversent, laissent-ils à nos choix propres ?

l'auteure Annie Lulu © Richard Darmon
l’auteure Annie Lulu © Richard Darmon

Annie Lulu : racines roumaines par la mère, congolaises par le père tout comme son personnage, mais s’il faut chercher la part autobiographique dans ce premier roman, dans cette fresque initiatique, elle est sans doute plutôt à guetter du côté des autres talents de l’auteure qui émergent à chaque page. Poésie, musique, chant, philosophie et langues irriguent en effet cette ‘Mer Noire dans les Grands Lacs’, kaléidoscope de vies pleines, tremblement timide qui devient pulsation organique, chant sensuel, manifeste existentialiste délesté de la nostalgie et qui monte en puissance au fur et à mesure que la barque transportant le lecteur se rapproche de la source, du but recherché par chacun et que l’on nomme unité. Un livre aussi envoûtant qu’exigeant, fort bienvenu en ces temps d’essentialisation chronique. Le souffle intense de Nili est pour sûr de ceux qu’on n’oublie pas.

—- ‘La mer Noire dans les Grands Lacs’, Annie Lulu, éditions Julliard —- (sortie le 21 janvier 2021)

* illustrations : cordialité de Maëlle Galerie. Retrouvez le travail d’Ernest Breleur sur leur site

* voir également l’interview d’Annie Lulu sur le blog Lettres capitales

– Article également publié sur Médiapart et dans la revue Project-Îles

Publié par Frédéric L'Helgoualch

"elle n'autorisait personne à la détourner de sa chute, lui tisser un destin contre son gré" (M. Orcel, 'Maître-Minuit')

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